Le Faubourg de Salzinnes
Par Félix ROUSSEAU
L’important faubourg de Salzinnes fait partie du territoire communal de Namur. Il comprend tout ce qui s’étend sur la rive droite de la Sambre depuis la ligne de la dernière enceinte urbaine (Porte de Bordial) jusqu’à la Gueule du Loup, où commence Malonne (ancienne terre liégeoise). A cet endroit, un ruisseau descendant de la Marlagne marquait la limite entre Namur et Malonne. Jusqu’en 1738, époque où fut signée entre Namur et Liège, une convention d’extradition, tout délinquant qui parvenait à franchir le ruisseau se trouvait à l’abri des poursuites de la justice namuroise.
La majeure partie du territoire Salzinnois demeura longtemps inculte : c’étaient les Trieux, couverts de bruyère, de boqueteaux, de maigres pâturages. La partie basse (Les Bas-Prés) exposée aux inondations de la Sambre, était parsemée de marécages, bien connus comme grenouillères. Pendant les nuits d’été, le coassement des grenouilles de Salzinnes s’entendait au loin. La vieille industrie locale était celle des briqueteries. Celles-ci s’élevaient sur les premières pentes vers la Citadelle. Des briqueteries sont déjà signalées à Salzinnes au XVè siècle. Depuis des temps immémoriaux, la bourgeoisie de Namur possédait des droits d’usage sur les Trieux. Tout comme les bourgeois, ayant quelque bête à cornes sur les Trieux, les membres de la corporation des bouchers usaient surtout du privilège.
Quoi d’étonnant qu’au Faubourg de Salzinnes, la population fut longtemps clairsemée. Entre 1668 et 1701, on y compte vingt-deux maisons : ce chiffre tombe de dix à douze entre 1704 et 1725. Cependant, la population croît d’une façon sérieuse pendant la seconde moitié du XVIIIè siècle à la suite du défrichement d’une partie de Trieux. Après le siège de 1746, la situation financière de la ville était devenue catastrophique. Un impôt par famille fut établi. Dans le but de soulager la petite bourgeoisie, durement atteinte, les corps de métiers décidèrent de conclure un emprunt dont les intérêts seraient assurés par le revenu des terrains communaux de Salzinnes. En conséquence, à partir du 30 août 1747, ceux-ci furent lotis et cédés par portions pour un terme de neuf ans. Le succès de l’opération fut remarquable. De nombreux petits cultivateurs connurent la prospérité, car ces terres, demeurées vierges, se révélèrent fertiles. En 1778, on comptait trois cents communiants à Salzinnes. Ceci amène à dire quelques mots au sujet de la situation religieuse du territoire et ses habitants. L’abbaye de Val-Saint-Georges, avec son église, ses bâtiments claustraux, ses jardins, sa basse-cour et les terres qui dépendaient, jouissait de l’immunité paroissiale, c’est-à-dire formait une paroisse à elle seule, distincte du reste du territoire. Celui-ci dépendait de la paroisse Saint-Jean-Baptiste de Namur, donc d’une église urbaine. Ses habitants devaient se rendre en ville pour accomplir leurs devoirs religieux... Nous reviendrons bientôt sur cette particularité.
Le monastère de Val-Saint-Georges, supprimé à la Révolution Française, fut vendu comme bien national. Je n’ai pu déterminer à quelle époque son église abbatiale fut démolie. C’était un édifice qui ne devait pas manquer d’intérêt, tant au point de vue architectural que par les souvenirs qu’il renfermait. Il est fort regrettable que ce vénérable sanctuaire n’ait pas été conservé comme tant d’autres églises conventuelles, devenues paroissiales après de Concordat (l’église de Malonne, par exemple). Jusqu’à l’arrivée des RR.PP. Récolets, en 1853, les conditions de la pratique religieuse devaient rester fort pénibles à Salzinnes. Pour se rendre à l’église Saint-Jean, siège de leur paroisse, les Salzinnois avaient un long parcours à accomplir. N’oublions pas que Namur demeura entourée de remparts jusqu’en 1861-1864. On pénétrait dans la ville par des portes fortifiées. Jusqu’en 1842, celle utilisée le plus fréquemment par les Salzinnois resta la Porte Bordial, qui existe encore. Pour se rendre aux offices, les Salzinnois arrivaient par la Port Bordial, suivaient la rue des Moulins, franchissaient le Pont de Sambre, la rue du Pont,etc… Les baptêmes représentaient toute une expédition. Aux enterrements, le clergé de Saint-Jean attendait le corps à peu près à la hauteur des premières maisons de la rue des Moulins, en deçà de la deuxième Porte Bordial. Celle-ci (la deuxième en arrivant de Salzinnes, ou la première en débouchant de la rue des Moulins) consistait en une vaste arcade enjambant la rue et reliant le mur de la Rampe Verte au mur dominant la Sambre. Elle a été démolie seulement en 1895. Les Salzinnois étaient enterrés au cimetière communal, situé au Boulevard du Nord actuel, et désaffecté en 1865 pour être remplacer par le cimetière de Belgrade. En 1842, la situation fut améliorée par la construction du premier Pont de l’Evêché. Néanmoins, la situation restait précaire. En cas d’urgence, l’administration du saint viatique posait des problèmes angoissants, surtout la nuit, beaucoup de gens mourraient sans avoir pu être administrés, sans avoir reçu « ses droits », suivant l’expression populaire.
Au point de vue économique, les Salzinnois ne se trouvaient pas mieux lotis. Habitant hors des murs, ils étaient considérés un peu comme des Namurois de seconde zone, astreints, au même titre que les paysans et les étrangers, à acquitter l’octroi aux portes de la Ville. Celui-ci était perçu sur toute sespèces de denrées. Le bâtiment de l’octroi de la porte Bordial existe encore (1). La loi abolissant les octrois, promulguée en juillet 1860, fut accueillie avec des transports de joie par tous les Salzinnois.
Nous avons peine à nous figurer aujourd’hui la vie des Namurois au temps où la ville était entourée de fortifications. Jour après jour, l’existence s’écoulait, confinée à l’intérieur des murs. Chaque soir, après que la grosse cloche du beffroi eut annoncé la fermeture des portes, ils se trouvaient comme retranchés du reste du monde. Aussi, les dimanches et jours de fête, éprouvaient-ils un véritable besoin d’évasion, le désir de gagner la campagne, de s’ébrouer. Une fois les portes franchies, au-delà des glacis et des fossés, commençait la banlieue, parsemée de plaisantes guinguettes : on y allait rire et s’amuser. Les citadins fréquentaient principalement les faubourgs de La Plante et de Saint-Nicolas. N’oublions pas que c’est à La Plante qu’est né le Cabinet des Mintes, cette première version de Moncrabeau, et que la Plaine Saint-Nicolas a été le siège de sociétés renommées, comme celle du Casino de Campagne, celle des Champs Elysées.
Salzinnes, par contre, était le faubourg déshérité, où l’on n’allait guère, un de ces endroits sans attrait « où le Bon Dieu n’était jamais passé», pour tout dire : un pays sauvage, suivant l’expression de Wérotte.
Charles Wérotte a certainement poussé le tableau trop au noir. Il y avait tout de même un peu plus que « deux ou trois cahutes » à Salzinnes. En 1822, on y comptait 651 habitants. Certes, on y voyait des ronces et des épines, mais aussi quelques terres bien cultivées. Ce qui est vrai, c’est que le faubourg présenta longtemps un aspect rustique et donnait l’impression d’un pays arriéré. Pas de commerce, deux ou trois petites boutiques campagnardes, aucune boucherie. Quelques cabarets, évidemment, dont le plus fréquenté, « émon Marcasse », se trouvait rue des Quatre Maisons. Le dimanche, les Salzinnois y venaient jouer aux cartes, éclairées par une chandelle, et c’étaient les perdants qui payaient celle-ci. La majeure partie de la population était illettrée. Vers 1850, en fait d’établissement d’enseignement, il y avait une école gardienne mixte, située dans les environs de la Place Wiertz actuelle. Cette école était tenue par Mademoiselle Herman. « Mamzelle Thérèse », comme on l’appelait, recevait de l’Administration Communale, comme subside annuel, la « royal somme » de cent francs, mais elle faisait payer un franc par moi, par garçon ou fille. Seuls les enfants de famille un peu dans l’aisance fréquentaient l’école, car l’argent était rare. A cette époque, un bon ouvrier gagnait un franc par jour, la plupart touchaient oins et les familles étaient nombreuses. « On allait aux briques » très jeune. Pendant l’été, les petits briquetiers circulaient nu-pieds, pour ne pas user de chaussures.
Au milieu du XIXème siècle, la situation se révèle peu brillante à Salzinnes. Des années de malheur se sont succédées : 1845,1846, 1847, année désastreuses pour les cultivateurs ; 1848 : la Révolution qui provoque partout de nombreux remous et crée un profond malaise ; 1849 : le choléra pendant trois mois ; 1850 : une terrible inondation de la Sambre. Monseigneur Deheselle, Evêque de Namur avait été frappé par la détresse morale et religieuse d’une bonne partie de la population salzinnoise pendant ces calamités. En 1852, il fait construire une église en vue de la création d’une nouvelle paroisse : Sainte-Julienne.